Une étude analyse la notion de spectacle à travers la figure d’Antigone
Une recherche de l’Universidad Carlos III de Madrid (UC3M) analyse la notion de spectacle comme un espace d’énonciation qui se situe au-delà de la logique médiatique. Contrairement à l´idée généralisée de spectacle, chargée de connotations négatives, cette recherche propose de distancier cette notion de celle de divertissement. L’essai Antígona o la razón espectacular (2023) de Pilar Carrera, professeure à l’UC3M, publié dans la revue Signa, revendique la notion de spectacle du point de vue de la distance spectaculaire par rapport au récit et de l’énonciation proprement politique. L’auteure évoque la figure d’Antigone comme un exemple de cette logique spectaculaire.
La distance spectaculaire ou la distance par rapport à la représentation a été pratiquement supprimée par les modèles dominants d’énonciation et de réception médiatiques qui impliquent des formes de pseudo-intimité avec le médium. L’espace numérique a radicalement réduit cette distance spectaculaire par des stratégies rhétoriques qui font appel à des concepts tels que l’horizontalité, l’autonomisation, la co-création ou la démocratisation. Dans ce contexte, l’auteure souligne l’importance d’approfondir les implications d’un environnement médiatique
« dont la narration adhère à une forme censée être anti-spectaculaire ».
« Une société sans spectacle est vouée au totalitarisme. Toute la rhétorique de « l’immersif » vise à soutenir cette perte de distance spectaculaire par rapport au récit. […] Sans cette distance, la notion même de politique, de connaissance et de liberté périt. Il n’y a pas de critique possible, pas de liberté possible sans distance par rapport à la représentation », dit Pilar Carrera.
« L’idéologie de la transparence »
et le simulacre d’autonomisation dans l’environnement numérique ont consommé le raccourcissement entre la scène et le public,
« dévorant directement les gradins et les faisant, soi-disant, monter sur scène ».
En revanche, l’article désigne les mystiques comme les théoriciens les plus radicaux du spectacle, avec un discours
« dans lequel le soi devient un dispositif spectaculaire, et non une marchandise qui alimente un discours réifié et technocratique. Le soi mystique refonde le sujet en tant qu’espace politique et l’intimité en tant qu’espace de transition dans lequel discours et action se retrouvent », explique l’auteure.
Comme exemple de logique spectaculaire, l’auteure cite la tragédie de Sophocle, Antigone, pour la manière d’habiter le langage qu’elle représente et comme réflexion sur une notion plus large et politique de spectacle.
De nombreuses analyses de la pièce l’ont interprétée comme la lutte d’une Antigone représentant la logique privée contre le pouvoir politique : « le choc de la conscience privée et du bien-être public », selon les mots de George Steiner. C’est-à-dire que l’interprétation généralisée est celle d’Antigone comme sujet privé et passionnel, en accord avec un cliché généralisé de la féminité, et Créon symbolisant la froideur du pouvoir. Cependant, la proposition de Carrera s’oppose à cette interprétation et soutient que
« Créon ne considère pas du tout la logique d’Antigone comme étant celle du privé et du sentimental, comme cela a été systématiquement interprété ; il la considère comme étant pleinement encadrée dans la dimension du public ». Elle ajoute : « Antigone, c’est la résistance, oui, mais pas la résistance de l’individu privé contre le pouvoir. Antigone est le politique, un acte éminemment discursif de résistance, de défense et d’attaque discursives, par opposition à Créon, chez qui le politique est devenu stagnant, réduit à son expression la plus primaire, défensive, et ne peut se maintenir qu’en recourant à la violence physique et à la répression (…) Créon représente le politique comme un parapet qui le protège d’être détruit par ses erreurs, ses échecs et ses mensonges aux citoyens. C’est certainement Créon, et non Antigone, qui a fait de la politique une affaire personnelle et familiale ».
En ce sens, Antigone est revendiquée comme une figure de résistance, mais pas de l’individu contre le pouvoir ou contre le patriarcat :
« Antigone est une bataille rangée qui se joue sur la scène du langage jusqu’à ce que l’arrogance et l’impuissance de Créon face au verbe d’Antigone brisent le jeu et mettent fin au dialogique. Si Antigone n’était que la femme engagée dans une lutte sacrificielle contre le patriarcat, ni sa figure ni sa diction n’auraient perduré et continué à fasciner […] Ce qui est tragique dans la tragédie, c’est le langage, et non le destin des personnages qui ne doivent pas être identifiés à des personnes au sens habituel du terme. C’est toujours la tragédie du langage, mise en scène à un point où il n’y a aucune possibilité de jugement ou d’empathie », explique Carrera.
L’essai explore également la dialectique Antigone-Œdipe et lance l’hypothèse suivante : Là où Polynice est systématiquement lu, peut-être faut-il lire Œdipe, frère aussi, ne l’oublions pas, d’Antigone.
Référence bibliographique : Carrera, P. (2023). Antígona o la razón espectacular. Signa :
Revista de la Asociación Española de Semiótica, 32, 289-308
Communiqué de presse de l’Universidad Carlos III de Madrid – UC3M